Remarques sur le formalisme – Bertolt Brecht



1

La lutte contre le formalisme en littérature est de la plus haute importance, elle n’est nullement liée à une « phase » transitoire.

Il faut la mener jusqu’au bout, dans toute son ampleur et sa profondeur, donc pas d’une façon « formelle », afin que la littérature puisse remplir sa fonction sociale.

Lorsqu’on s’efforce de liquider les formes vides et les dits anciens qui ne disent plus rien, il est capital que les formes ne soient pas adoptées ou rejetées indépendamment, abstraction faite de leurs fonctions sociales. Qu’est-ce que le formalisme ?

La littérature prolétarienne est soucieuse de prendre des leçons de forme dans les œuvres anciennes.

C’est chose naturelle.

On reconnaît ainsi qu’on ne peut pas sauter tout bonnement les phases qui ont précédé.

Le nouveau doit surmonter l’ancien, mais il doit comprendre en lui l’ancien à l’état dominé, « le supprimer en le conservant ».

Il faut bien comprendre qu’il y a aujourd’hui une nouvelle façon d’apprendre, une façon critique, où l’on transforme ce qu’on apprend, une façon d’apprendre révolutionnaire.

Le nouveau existe, mais il ne naît que dans la lutte avec l’ancien, et non pas sans lui, pas dans le vide.

Beaucoup oublient d’apprendre, ou traitent cela par le mépris (« ce n’est qu’une question de forme »), et d’autres considèrent le moment de la critique comme une question de forme, comme quelque chose qui va de soi.

Il en résulte des attitudes bizarres.

Des gens vantent le contenu d’une certaine œuvre et condamnent sa forme, d’autres procèdent à l’inverse. On confond sujet et contenu ; on met en contradiction les choix personnels de l’auteur avec la tendance de son sujet.

Le réalisme est assimilé au sensualisme, bien qu’il y ait évidemment des œuvres sensualistes à l’opposé du réalisme, et des œuvres tout à fait réalistes qui n’ont rien de sensualiste.

Pour beaucoup, une description plastique passe pour n’être réalisable que sur une base sensualiste ; tout le reste, ils l’appellent reportage ; comme s’il n’y avait pas de reportages très plastiques.

La « mise en œuvre » est présentée comme une pure affaire de forme.

À force de condamner le montage, beaucoup, qui ne l’ont pas vraiment étudié, qui n’ont pas délimité le champ de son efficacité, ni apprécié ce qu’il peut rendre, aboutissent dans une très dangereuse proximité du mythe du Sang et du Sol et de la métaphysique suspecte de l’organicisme. On tente de combattre l’esthétisme avec un vocabulaire purement esthétique ; et de tordre le cou au formalisme en ne considérant que les formes.

Dès lors, la littérature n’a plus d’autre tâche que d’être littérature ; la seule tâche des écrivains est de perfectionner leurs formes.

On ne peut bien comprendre la géométrie non euclidienne si l’on n’a pas appris la géométrie euclidienne.

Mais la géométrie non euclidienne suppose non seulement qu’on connaisse l’euclidienne, mais aussi que d’une certaine façon on ne la comprenne plus.

Des changements qui ne sont pas des changements, des changements « de forme », des descriptions qui ne restituent que l’extérieur des choses, sans qu’on puisse se former un jugement, un comportement formel, une action qui ne fait que satisfaire aux formes, sauver les formes, des créations qui restent sur le papier, les adhésions du bout des lèvres, c’est tout cela, le formalisme.

Dans l’emploi de certaines notions en littérature, on devrait ne pas trop s’éloigner de la signification qu’elles ont dans d’autres domaines.

Le formalisme en littérature est un phénomène littéraire, mais pas seulement littéraire. Le réalisme non plus, on ne peut pas le définir si l’on ne pense pas au réalisme et aux réalistes dans d’autres domaines, à ce qu’est une action réaliste, un jugement réaliste.

2

Notre lutte contre le formalisme dégénérerait elle-même en un désespérant formalisme si nous nous accrochions à quelques formes bien déterminées, mais historiques et donc passagères.

Un exemple.

Nous trouvons dans la réalité du capitalisme développé non seulement le désir chez les capitalistes de négliger l’épanouissement complet des hommes, mais aussi leur pratique de fait, qui les vide, les mutile, en fait des êtres unilatéralement développés, etc.

Nous y trouvons donc aussi des hommes vidés, mutilés, unilatéralement développés.

Nous ne pouvons pas, sans autre forme de procès, accuser l’écrivain qui dépeint de tels hommes, de faire sien le désir des capitalistes, de « traiter » lui-même ses personnages comme un capitaliste traite les hommes.

Certes, la lutte pour un humanisme total développe chez les hommes qui luttent les attitudes humaines, mais c’est un processus compliqué, et qui ne s’opère que chez ceux qui luttent.

L’écrivain qui s’attacherait uniquement à apprécier les hommes « autrement » que ne le font les capitalistes, et à les dépeindre en conséquence comme « cohérents », « harmonieux », « riches intellectuellement et moralement », ne créerait de tels hommes que sur le papier ; ce serait un sale formaliste.

La technique de Balzac ne fait pas de Henry Ford une personnalité de la nature de Vautrin ; ce qui est pire, c’est qu’elle ne permet pas de représenter l’humanisme nouveau du prolétaire conscient de notre temps.

Pour une semblable tâche, la technique d’Upton Sinclair n’est pas trop neuve, elle est trop vieille ; loin qu’il n’y ait là pas assez de Balzac, il y en a trop.

Nous commettons une lourde erreur en mélangeant deux tâches : apprendre à goûter Balzac, et en tirer des préceptes pour la construction de romans nouveaux et vraiment de notre temps.

Pour la première, il est nécessaire de prendre les romans de Balzac comme un tout ; il faut pouvoir s’identifier avec son temps, le considérer comme quelque chose de cohérent, de spécifique, et qui se suffit à soi-même ; il ne faut pas faire là de critique de détails, etc.

Pour extraire de ces romans des recettes de composition, il faut également faire effort pour s’identifier avec l’époque, mais il faut prendre aussi en considération les questions de technique.

Nous nous transformons en critiques, et nous lisons en constructeurs.

3

Dans les regrets chagrins de Lukács devant l’éclatement qu’opèrent dans le récit bourgeois classique de Balzac des écrivains comme Dos Passos se marque un penchant singulier pour l’idylle.

Il ne voit pas, il ne veut pas voir que l’écrivain contemporain n’a que faire d’un style de narration qui a servi comme celui de Balzac à romantiser les luttes pour la concurrence de la France post-napoléonienne (on sait que Balzac mentionne avec insistance les inspirations qu’il a puisées dans les histoires d’indiens de Fenimore Cooper !)

Pour un révolutionnaire comme Lukács, c’est enjoliver et affadir étonnamment l’Histoire que d’éliminer presque complètement de l’histoire de la littérature la lutte des classes, et de voir dans la décadence de la littérature bourgeoise et la montée de la littérature prolétarienne deux phénomènes complètement distincts.

En réalité, la décadence de la bourgeoisie se marque dans le vide croissant de sa littérature demeurée formellement réaliste ; inversement, des œuvres comme celles de Dos Passos marquent, malgré et par leur démolissage des formes réalistes, l’irruption d’un nouveau réalisme, rendu possible par la montée du prolétariat.

Il ne s’agit pas en tout cela de simples relèves de l’un par l’autre, mais du déroulement de combats.

Assumer l’ « héritage » n’est pas un processus qui va sans combats.

Il ne s’agit pas simplement d’hériter de formes après la mort de celui qui laisse l’héritage, qui serait intervenue par suite de décrépitude due à l’âge, d’une décadence naturelle de ses forces.

4

De temps en temps, lorsqu’on considère une époque de la littérature, on voit plusieurs groupes de littérateurs occupés à des activités très différentes.

Pendant qu’un groupe fait sciemment abstraction des tensions sociales et retrace les destins des personnages comme si ces tensions n’existaient pas, un autre groupe tente délibérément de démontrer que ces tensions n’existent pas.

Un troisième les accepte comme des données naturelles (inévitables, insurmontables).

Un quatrième les fait ressortir, prend parti, fait des propositions plus ou moins radicales visant à les éliminer.

Un cinquième s’enivre du plaisir douteux de les escamoter.

Bien entendu, il y a encore d’autres groupes ; tous travaillent en même temps, avec les mots d’ordre les plus disparates, ce qui rend les relations qu’ils entretiennent entre eux peu claires ou carrément insaisissables ; et de temps à autre il se trouve des littérateurs qui appartiennent en même temps à tous ces groupes ou à certains d’entre eux, c’est-à-dire que dans leurs travaux ils adoptent tantôt l’un, tantôt l’autre point de vue.

Le fascisme est le plus grand des formalismes.

Il fait de l’économie planifiée, mais sa planification ne supprime nullement l’anarchie du mode de production ; au contraire, elle la stabilise.

Il produit fébrilement, mais des moyens de  ; il élimine la lutte des classes, non pas en supprimant les classes (les « états » ou corporations), mais leurs préjugés.

Il lutte contre le chômage qui condamne les masses à la famine ; mais il procure un travail qui condamne les masses à la faim.

Il réhabilite l’honneur du peuple allemand, mais en divisant ce peuple en deux groupes : les écorcheurs et les écorchés.

Il leur promet qu’ils seront les maîtres du monde, et il fait d’eux les esclaves d’une petite clique.

Par des plébiscites géants, il se soumet au verdict du peuple, qu’il a lui-même soumis.

Le régime tient énormément à être un régime populaire, il ne se lasse pas de parler du peuple et au peuple ; il met tout au compte du peuple, excepté tout ce qu’il n’y met pas, c’est-à-dire tout ce qui, lorsqu’on en fait le compte, s’avère être le peuple.

Nous faisons donc bien de n’employer le terme « populaire » qu’assorti des plus vives critiques.

Car nous représentons le peuple, qui n’est ici représenté que formellement, dans sa réalité.

Nous avons été exilés parce que nous le représentions.

Nous sommes entrés dans les pays voisins, déshonorés au nom de l’honneur, en fuite devant les hordes qui viendront nous y talonner.

Formellement, nous ne sommes plus des Allemands.

Il est clair que nous ne combattons pas ce régime simplement à cause de sa forme, que nous sommes en droit de soutenir dans son combat le peuple que ce régime opprime pour autre chose que la forme.

Il ne suffit pas de protester et de vaquer par ailleurs à ses occupations.

Ce serait le pire des formalismes.

Et nous devons savoir que le métier des lettres offre bien des tentations de formalisme.

La littérature allemande en exil et le peuple allemand opprimé ont conclu alliance, et c’est l’ennemi commun qui l’a soudée, en créant une communauté de destin. Pour ce qui est des souffrances communes, l’alliance n’est pas seulement de forme.

Pourtant, bien souvent, nos travaux ne témoignent pas avec assez de profondeur de cette alliance ; nous le savons ou nous devrions le savoir.

Notre notion du peuple manque aussi parfois de réalité.

Beaucoup d’entre nous ont encore une idée vague de ce qu’est le peuple, et chacun est susceptible de se faire là-dessus des illusions et d’en engendrer autour de lui.

Beaucoup pensent qu’il s’agit seulement d’avoir un langage simple, en foi de quoi ils évitent les choses compliquées.

D’autres ont un langage compliqué et passent à côté des vérités les plus simples et fondamentales. « Le peuple, dit celui-ci, ne comprend pas lorsqu’on s’exprime en termes compliqués. »

Et les travailleurs qui ont bien compris Marx ? « Rilke est trop compliqué pour les masses. » Et les travailleurs qui me disent qu’il est trop simpliste ?

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